KATUTURA


lundi, février 27, 2006
 
Dans « 24 heures » d’aujourd’hui, en page 21

Des livres indésirables à la Bibliothèque municipale (de Lausanne)
à la poubelle !



Quand j’étais enfant, à peine douze ans, et que mes parents me donnaient deux francs,
je passais des heures à flairer les livres d’une librairie la plus proche, en l’occurrence
à Delémont, avant d’en acheter un pour deux francs ! Et je le savourais, je le partageais
bien sûr avec la famille. C'était au Clos-du-Doubs.

Au noviciat à Aliwal North, en Afrique du Sud, jeune novice, j’époussetais les étagères
vides de livres, sauf deux : le Nouveau Testament, et l’autre de Gérald Vann OP
« The Pain of God » (La douleur de Dieu). Je les lisais à la dérobée. C'était tout.

En Mission, dans un township noir (Black spot) je devais enseigner le contenu
de livres prescrits par le régime. Pure propagande coloniale.

Le soir, la responsable nous lisait quelques pages d’un livre de spiritualité
prescrit par les autorités religieuses.

Un jour, dans la poubelle du presbytère, je perçois un livre qui me tendait les bras :
un livre de Tagore dont j'ai oublié le titre. Depuis ce jour-là, dans l’absurde
de l’Apartheid qui empoisonnait l’Afrique du Sud, ce sont Tagore, et le Jésus
des paraboles, qui apaisaient mes révoltes, fortifiaient ma volonté
d’être « fidèle à moi-même » en étant « fidèle » aux opprimés et aux exclus
qui nous entouraient. Nous nous sommes battus.

Les livres étaient chers et rares. Nous nous sommes débrouillés pour en trouver.
Des containers pleins de livres « indésirables » en UK ou aux USA arrivaient on
ne sait trop comment! Nous avons construit de nos mains des bibliothèques
aux étagères garnies de livres défraîchis porteurs de vie.
Nos étudiants se sont mis à lire
comme on boit l’eau fraîche quand on a très soif !
Puis ils se sont mis à écrire, mes étudiants, et j’ai bu ce qu’ils disaient.
Je découvrais leur âme, celle de leur peuple !

Le soir je retournais à Tagore qui m’apaisait et à Jésus.

Quand vint « la télé » en Afrique du Sud, les Blancs furent rivés au petit écran
si bien que « le medium est le message » de Mac Luhan se vérifiait sur le visage
et surtout dans la manière de parler de nos enfants blancs ! Vide de contenu !
A part quelques privilégiés grâce à des parents avisés.


Trop cher, « la télé » pour les Noirs ! Quelle chance!
Les plus petites comme les plus grandes bibliothèques ne désemplissaient pas.
(Il n’y avait pas de prêt de livres, on lisait sur place, d’ailleurs il n’y aurait pas eu
de lumière pour lire, le soir venu, dans les taudis des townships).

Et qu’est-ce que nous lisions, mine de rien ? Des livres de poches, pingouins et autres :
James Baldwin, Richard Wright, Aimé Césaire, Franz Fanon, Ngugi wa Thiong'o,
Achebe Chinua, Soyinka Wole, Abrahams Peter, La Guma Alex, Plaatje Sol
et tant d’autres !



Beaucoup de livres étaient interdits par les autorités de censure !
Mais les livres de poches ne les intéressaient pas. Karl Marx et son Capital
ont passé entre les gouttes de la censure !
Et puis, Oh! les théologiens de la libération noirs nous sont arrivés
dans des containers : James Cone, DeOtis Roberts et bien des autres… tous ces livres "indésirables" dans les bibliothèques des USA ou de UK tombaient,
comme des graines de vie dans un sol fertile ! Cela nous a aidé à déraciner
le système d'apartheid sans trop de carnage!

J’ai envie de dire aux gardiens de nos bibliothèques :
S’il vous plaît
ne jetez pas, sans les avoir trié d'abord,
tous ces livres qu’attendent tant de jeunes dans des pays affamés
"d’une vraie pensée humaine"

comme le dit admirablement Gilbert Salem dans son commentaire.